Les bassistes camerounais, entrepreneurs de la diversité .


Il a fallu véritablement que le fait prenne une ampleur inédite pour que la presse spécialisée commence à se pencher sur ce "phénomène" qu’est devenu l’apport fondamental des bassistes camerounais à la sono mondiale.

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Le Quotidien Mutations du

MARDI, 03 AOûT , 2004 - 05:37
Commentaire & Série : Série : La société camerounaise en questions (en partenariat avec la Fondation Paul Ango Ela) : 21- Les bassistes camerounais, entrepreneurs de la diversité .

 


Il a fallu véritablement que le fait prenne une ampleur inédite pour que la presse spécialisée commence à se pencher sur ce "phénomène" qu’est devenu l’apport fondamental des bassistes camerounais à la sono mondiale. Nous disons sono mondiale pour contourner la controverse autour de la notion de "world music", sorte d’auberge espagnole où tout trouve place. Le dynamisme créatif des bassistes nourris aux sonorités camerounaises est aujourd’hui largement reconnu au niveau international. Des pionniers et fers de lance de cette mouvance (Manfred Long, Jean Dikoto Mandengué, Vicky Edimo…) aux nouvelles icônes (Richard Bona, Etienne Mbappé, Armand Sabal Lecco, Guy Nsangue, Noël Ekwabi…), on peut sans effort compter une dizaine de bassistes camerounais dont le génie créateur a valorisé et amélioré cette pratique instrumentale. Partie immergée d’un énorme iceberg dont la base est formée d’une autre double dizaine de bons musiciens qui écument les plus grandes scènes du monde (Paris, New-York Tokyo, Los Angelès, Dubai, Londres, Amsterdam, Douala, Abidjan…) ou des studios, au cœur de plusieurs processus de création.
Souvent d’origine autodidacte, leur marque de fabrique relève aussi parfois d’expériences originales croisant talent et maîtrise des normes et codes techniques. Le Cameroun est devenu ces vingt dernières années, une belle pépinière de bassistes dans laquelle plusieurs vedettes de la pop mondiale viennent chercher des essences rares. Comment analyser ce phénomène sans céder à la tentation d’objectiver une démarche dont les principaux acteurs affirment qu’elle prend corps dans l’histoire en marche, réfutant toute stratégie préméditée ou démarche rationnelle. Tout comme intégrer dans la grille d’analyse l’argument des contextes sociaux fragilisés dont seraient issus ces musiciens, avec ces aventures artistiques comme seule chance inespérée d’échapper à la "galère" relèverait du même malentendu que celui couramment ressassé au sujet de la réussite des footballeurs camerounais. Aucune exception camerounaise en matière de galère n’ayant encore été à ce jour définie.

Du génie des pionniers à la dextérité de la nouvelle vague :
On peut situer au début des années 60 l’incursion de la guitare basse dans la musique camerounaise, notamment dans le makossa moderne. Douala, ville portuaire accueille alors de nombreux musiciens africains et de marins qui partagent leurs disques avec les jeunes dans les clubs de la ville. C’est ainsi que les premiers disques de la Tamla Motown, la célèbre firme de Détroit et les premiers tubes de rhythm’n Blues sonnent au Vieux Nègre, au Moulin Rouge ou à la Jungle, les principaux clubs à la mode à Douala et Yaoundé. Les musiciens qui jouent "à l’oreille", organisent chaque soir des duels de reprise des plus grands tubes. "On mettait un disque, chacun retenait sa partie puis on jouait. Une pratique qui a développé notre oreille musicale de manière étonnante", explique Vicky Edimo. Initialement structurés autour de la guitare et du son d’une bouteille frappée par une fourchette, l’ambassbey et l’assiko, les ancêtres du makossa, vont s’ouvrir à la basse électrique, obligeant les musiciens à modifier leur rapport aux percussions, au-delà de l’instrumentation. Mais dans ce courant des années soixante, les musiciens camerounais qui interprètent des œuvres de qualité composent dans un idiome musical européen, notamment américain.

Chacun est libre de sa technique. Leur interprétation met en avant l’improvisation, au détriment de la fixation écrite de la mélodie, qui n’est transcrite en partitions que de manière artificielle. C’est dans ce contexte qu’émergent les premiers bassistes dont le succès international ouvrira la voie à cette belle saga. Jean Dikoto Mandengue et Vicky Edimo développent chacun un style qui servira de matrice dans laquelle se mouleront les nouvelles générations. De quatre ans plus âgé que son alter ego, Jean Dikoto Mandengué alias "Jeannot Karl" se convertit à la guitare basse grâce à Manu Dibango, après avoir commencé par la guitare. Très sensible aux rythmes d’Afrique de l’ouest, il développe un jeu inspiré du son de la kora auquel il associe rythmiques makossa et R’n B . Très rapidement il impose sa "walking bass". Au cours d’une prestation au club " La Bohême " à Montparnasse (Paris), il est repéré par Claude François. Une collaboration qui durera sept ans, agrémentée de nombreuses autres sollicitations émanant de stars françaises de l’époque et pas des moindres comme Mike Brant ou Nino Ferrer. En 1973, il décide de tenter sa chance en Angleterre où il intègre le groupe ghanéen Osibisa, précurseur d’un style baptisé d’afro-rock par la presse, à la jonction du R’n b, du highlife, d’harmonies créoles, de soul-jazz et du rock.

Ses lignes de basse puissantes et efficaces accompagnent le groupe autour du monde et sa signature sur le titre Fire paru dans l’album Happy Children (Warner, 1973) fait école. Osibisa sera le premier groupe africain à connaître la notoriété auprès du jeune public occidental. Les Etats-Unis le découvrent et "Jeannot karl" y rencontre les musiciens de Funkadelic, notamment George Clinton mais surtout Ramon "Tiki" Fulwood le batteur du groupe. Plusieurs studios ont recours à ses services et au contact du funk, son jeu devient plus sobre et plus rythmique. Mais pas assez pour rivaliser avec celui de Vicky Edimo dont le passage aux Etats-Unis reste marquée de collaborations les plus prestigieuses. Aujourd’hui âgée de cinquante ans, Vic Edimo compte déjà près de trente cinq ans de carrière. D’abord guitariste et chanteur pour ses camarades du collège Vogt à Yaoundé, il est touché par la grâce du bassiste américain James Emerson, à l’écoute du "son Motown" perceptible dans les grands succès de l’époque. Encensés dans tous milieux artistiques du Cameroun pour les envolées de ses "slap", il finit par s’installer à Paris en 1972 où il joue avec Johnny Hallyday, Sacha Distel, Dalida, La Compagnie créole, Manu Dibango et accompagne Bob Marley pour une tournée africaine en 1979. Il devient dès 1977 le bassiste attitré des Gibsons Brothers, groupe avec lequel il enchaîne tournées et albums notamment le très tubesque "Cuba". Et au début des années 80, James Brown lui ouvre les portes des Etats-Unis et de nouvelles opportunités.

Après un détour par la très prestigieuse Berkeley School of music (qui compte Quincy Jones, Bob James, Chick Corea… dans son club des anciens élèves), Vicky Edimo se nourrit de collaborations de premier ordre comme Steve Coleman, Paulinho da Costa, Fred Wesley, Vernon Reid, Geri Allen… Il devient très vite une de ces curiosités dont raffolent les New-Yorkais assoiffés de nouveautés. On le sollicite pour son jeu "très funky sans être funk" , en fait, on plébiscite le groove très singulier de ce gaucher aux "lignes de basse complètement folles et qui a influencé toute la génération des 30/35 ans" . L’un des jeunes loups actuels qui revendique sa parenté avec Vic ! n’hésite pas à dire de lui qu’il est "à la basse ce que fut Mohamed Ali à la boxe". Autrement dit, il y aurait un avant et un après Vicky Edimo. Traduction un peu romanesque de l’apport fondamental de cette figure mythique, véritable légende vivante, à l’histoire de la basse.

Basse, globalisation et mondialisation :
Précédé par Manfred Long dit "Mister Précision" le premier bassiste camerounais à jouer en France, le succès hexagonal de Jean Dikoto Mandengue et Vicky Edimo correspond surtout à un contexte précis. La variété française est alors largement tournée vers le rock’n roll américain, notamment la musique funk apparut à l’orée des années soixante-dix et qui éclate dans les années quatre-vingt comme un genre majeur du rock contemporain. Elle y puise du sang neuf et les bassistes camerounais seront les rares musiciens capables de répondre efficacement au besoin mélodique et rythmique ainsi recherché. Ils ne font pas que jouer "comme des américains" car nous sommes ici loin d’une simple juxtaposition rythmique ou de superpositions exotiques, mais plutôt dans la construction de nouveaux territoires esthétiques et de langages nouveaux. On ne saurait faire une impasse sur l’œuvre d’un Willy Nfor dont la mort prématurée a baissé le rideau sur un talent qui n’avait pas encore dévoilé toutes ses pépites. Cette volonté de transcender, de se transcender, de dépasser la réalité immédiate en lui étant supérieur, de se projeter sans cesse au-delà même de sa propre nature, de sa propre histoire, est au centre de la démarche des acteurs de la deuxième génération. Il en résulte aujourd’hui une expression complètement originale qui leur vaut le respect d’un milieu professionnel pointu pour lequel la différence est presque perçue comme un signe de reconnaissance et de survie.

On ne connaissait jusqu’ici ses œuvres au Cameroun qu’à travers le groupe Ultramarine dont il est membre fondateur en 1986. Etienne Mbappé n’est âgé que de vingt-deux ans mais son tableau de chasse à corde est déjà impressionnant (Rido Bayonne, Paco Séry), depuis son départ en 1978 de son pays. C’est l’un des premiers de la nouvelle vague à avoir fait son conservatoire où il s’initie à la guitare et à la contrebasse. Entre temps, Vicky Edimo a déjà écrit quelques belles notes d’une carrière qui fait rêver le jeune musicien. Il troquera finalement sa guitare contre une basse avec laquelle il prend vite ses marques. Admis à l’Orchestre national de Jazz de France, Etienne Mbappé ne se distingue pas uniquement par son port de gants de soie noire. On le retrouve sur plusieurs scènes avec des vedettes françaises (Jacques higelin, Liane Foly) et africaines (Salif keita, Touré Kunda, Manu Dibango, Cathérine Lara, Rokia Traoré). Depuis 1996 il accompagne Michel Jonasz à la fois sur scène et en studio et en l’an 2000 il a intégré le "Zawinul syndicate", la formation de Joe Zawinul avant de collaborer en 2001 avec Mr Ray Charles sur son dernier album. Il vit toujours à Paris où il vient de proposer son premier album personnel.

Evoluant très en marge du milieu artistique africain, Armand Sabal Lecco poursuit à Los Angelès une riche et étonnante carrière américaine avec au registre de ses employeurs permanents Janet Jackson ou Chaka Khan. Hilaire Penda vit à Londres. Avec Guy Nsangue (Kassav, Manu Dibango…) et Etienne Mbappé, Richard Bona forme le trio le plus médiatique et de loin le plus titré de la "basse camerounaise". Installé aux Etats-Unis (1995), Richard Bona qui cite au chapitre de ses références Jean-Dikoto Mandengue, est le plus en vue. Sans qu’il soit aisé de dire avec précision si cela tient exclusivement de ses talents exceptionnels de bassiste ou si la qualité de ses disques personnels salués par une critique enthousiaste y contribue de manière déterminante. Il convient très vite de s’éloigner d’une lecture unique et exclusive pour reconnaître une combinaison articulant ces deux aspects. C’est en écoutant "Portrait Tracy" de Jaco Pastorius dans un club de Jazz de Douala où il joue pour des touristes et quelques privilégiés, que son destin franchit un cap décisif. Richard Bona fréquente ensuite les milieux du jazz à Paris (1989) sans pouvoir donner la pleine mesure de son talent. En choisissant de vivre à New-York, il rêve de naviguer sur les courants musicaux les plus variés. Aujourd’hui son agenda des collaborations se confond avec celui des plus grands noms de la scène musicale internationale : Herbie Hancock, Carlos Santana, Paul Simon, Queen Latifah, Bobby Mc Ferrin, Joe Zawinul (il participe à son album My people et à la tournée qui s’en suit), Eddie Palmery, Chucho Valdes, Billy Cobham, Gloria Gaynor, Chick Corea….

Sa carrière sur orbite, il va diriger l’orchestre de Harry Belafonte et enregistre un duo avec Georges Benson pour qui il compose également plusieurs mélodies. Mieux encore, c’est en affirmant au fil de ses trois albums un véritable talent d’auteur, de compositeur et d’interprète qu’il séduit complètement les médias et confirme une personnalité unique, attachante et imprévisible. Véritable monstre de virtuosité, il dévoile un style personnel, harmonisant avec efficacité rythmiques camerounaises et phrasés contemporains. "Sa basse électrique mélodique, sensuelle" et sa voix haut perchée ont valu au jeune prodige en 2004, le trophée de la "Victoire de l’artiste international jazz de l’année" aux deuxièmes Victoires du Jazz à Deauville (France). Avec Richard Bona, la basse produit des écarts poétiques inimitables et jette de mystérieuses passerelles entre scène et salle, entre publics d’aires culturelles différentes. Il distille cette émotion que provoque le geste juste, habité pleinement par un artiste dont l’intelligence musicale semble sans limite. En 2003, son troisième album paraît chez Universal Music France et ses fans peuvent souffler car il avait exprimé son souhait de ne plus chanter. En réalité, une astuce pour contraindre Columbia Sony, la Major dont il restait le dernier sociétaire africain, à lui rendre sa liberté de création. Les cadres de la "Major company" ayant tenté de lui imposer des schémas musicaux supposés plus rentables. Bona se sert ainsi de son talent pour prendre le contre-pied du dangereux potentiel d’uniformisation que porte en elle l’industrie musicale.

A travers cette attitude (véritable luxe dans la morosité actuelle du secteur), Bona déforme les imageries exotiques auxquelles la marchandisation veut réduire la diversité culturelle.
On pourrait passer en revue la majorité des meilleures bassistes de l’Afrique-sur-Seine, voire au-delà, et on retrouverait à des degrés divers cette même alchimie : traces des traditions et usages populaires de l’enfance, singularité forte des artistes, nécessité de la confronter, de l’exprimer et collaboration avec les têtes les plus couronnées de la variété internationale. Il y a là sans doute une trace importante du magma énergétique de la dynamique actuelle. Une dynamique de création qui modestement, mais résolument, nourrit la diversité et sécrète le principe actif destructeur des ingrédients de la culture globalisée. En mettant en perspective leur parcours, on constate qu’avec ces acteurs se joue une forme de mondialisation culturelle, car ils attirent par leur éclat l’attention des publics sur des oeuvres qu’ils n’auraient jamais rencontrées autrement. On ne peut espérer saisir toute la nuance de cet investissement en faisant l’économie d’un détour par deux processus qui ont conjointement marqué ces deux dernières décennies le champ culturel.

Avec d’un côté la globalisation, concentration des acteurs industriels et de l’offre de "produits culturels". Une concentration spectaculaire, en particulier dans le domaine musical où cinq Major companies (désormais quatre , depuis le feu vert de Bruxelles pour la fusion Sony-BMG) contrôlent dans de nombreux pays, comme la France ou l’Allemagne, 80% de parts de marché. Avec pour principal corollaire une réduction drastique de l’offre musicale, correspondant à la concentration des investissements sur des "valeurs sûres". Plus exactement, cela signifie un développement des "produits globaux" susceptibles de générer des profits unitaires bien plus considérables que cela n’aurait été possible avec une dispersion plus importante des investissements. Plutôt un artiste capable de vendre deux millions de disques dans le monde, que mille artistes du monde réalisant deux mille ventes d’albums. Les artistes se sont vus ainsi confrontés à une règle mathématico-financière qui dresse une barrière de plus en plus haute devant leurs légitimes ambitions de production et de diffusion. Processus bien antérieur à la globalisation en cours des industries culturelles, la mondialisation dans la sphère musicale a marginalisé des acteurs "indépendants" issus de secteurs non-industriels de la culture.

Ces derniers participent de cette mondialisation qui a pour critère dominant la qualité intrinsèque des œuvres produites et diffusées et la découverte par des publics des sons de toute provenance et des couleurs de la diversité. Découverte impulsée par les prouesses et le succès d’une génération de musiciens doués dont Richard Bona est actuellement le chef de file.

 


La Fondation Paul Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale a publié en juillet 2004, le 20ème numéro d’Enjeux (juillet – septembre 04) dont le dossier est consacré à "Les musiques d’Afrique centrale entre culture, marché et politique"

Il s’agit de s’interroger sur les luttes de pouvoir à travers la musique que ce soit dans les champs artistique, politique ou économique.

Ce dossier comprend les contributions de :

Léon Tsambu Bulu "La musique populaire urbaine en RDC : le paradoxe d’un produit culturel national et marchand importé"
Lionel Manga "Musique et politique au Cameroun"
Valentin Siméon Zinga "Esquisse d’une esthétique de la ruse politique : analyse de l’apologie de la ‘première dame’ dans le bikutsi du Cameroun"
Etanislas Ngodi "La musique dans l’imaginaire populaire : le cas des deux Congo"
Joseph Owona Ntsama "Le Mvet des Pahouins : une expression musicale entre localité et transnationalité


 

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