Joe La Conscience et le principe de responsabilité




On a prétendu que la musique adoucissait les moeurs. Les choses ont depuis longtemps changé dans notre pays. Après les premières générations de chanteurs qu’il qualifie d’impressionnistes, Hubert Mono Ndjana, dans son ouvrage intitulé Les Chansons de Sodome et Gomorrhe (Editions du Carrefour, 126 p.), constatait déjà en 1999 que notre musique avait basculé dans un «délabrement licencieux extraordinaire».

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 Une partie importante de la chanson camerounaise, celle qui est le plus diffusée est donc devenue, depuis plus de deux décennies, essentiellement «biologique», réduisant le sujet éternel et inépuisable de l’art : l’amour, au seul acte sexuel, chanté et mimé par des danseuses lascives, toujours très légèrement vêtues.

Les textes de ces chansons sont des cascades de « descriptions anatomiques et physiologiques » et des récits d’actes sexuels d’une rare violence, si l’on en juge par le lexique des paroliers. «Ils ne parlent pas d’amour, puisqu’ils n’évoquent aucun sentiment». Une affaire relayée par Mutations n° 2942 du mardi 5 juillet 2011 remet dans l’actualité la question des valeurs véhiculées par la musique camerounaise. Le 21 juin dernier, Kameni Joe De Vinci, alias Joe la Conscience aurait adressé une citation directe à Lady Ponce et à Petit Pays pour «outrage public à la pudeur, outrage aux moeurs, publications obscènes, corruption de la jeunesse, incitation à la prostitution» ; dans le cas de Petit Pays, il y a même une incitation à l’homosexualité. C’est que, depuis que nous sommes entrés dans l’ère de la facilité et des libertés, le champ social a été envahi par des imposteurs et des francs tireurs de tous poils.

On a ainsi vu débarquer dans les milieux de la musique des jeunes trop pressés de réussir pour avoir le temps de faire leurs classes, d’apprendre patiemment à placer des notes sur une guitare, à lire le solfège, à chanter dans une gamme… Très peu d’entre eux connaissent l’école des cabarets où on se fait la main d’abord par l’interprétation, ensuite en soumettant ses propres compositions musicales à la sanction de mélomanes avertis, avant d’en envisager la production. Très peu doués et généralement mal ou pas formés, les nouvelles générations de musiciens camerounais n’en rêvent pas moins de célébrité, d’honneur et de gloire. Ne pouvant s’imposer à l’opinion par la qualité de leurs productions, ces musiciens d’un autre genre ont mis en oeuvre une stratégie qui, avec des complicités diverses, leur permet de polluer en permanence l’espace public afin de créer une accoutumance à leurs éructations. Au niveau artistique, il leur suffit d’accompagner de bruits d’instruments divers les descriptions de la «zone sous-diaphragmatique».
Les mécènes sont eux aussi très vite trouvés ; la technique consiste à flatter l’égo surdimensionné de quelques arrivistes aux richesses suspectes, en faisant de leurs noms les refrains des chansons. Certaines personnalités –ministres, gouverneurs, footballeurs célèbres, préfets, opérateurs économiques, etc. dont les noms sont également mentionnés à tour de bras servent ensuite de passe-droits ou de «faroteurs» occasionnels.

Pour la promotion, le stratagème consiste à accrocher quelques noms d’animateurs radio et tv pour s’assurer une diffusion permanente.
Le résultat de ces complicités actives, c’est la prise en otage de consommateurs, agressés par des sonorités et des images incongrues qui s’imposent à eux. En 1999, Mono Ndjana dénonçait déjà non seulement l’«abjection» de cette forme musicale mais surtout «l’accoutumance à cette abjection» du fait de l’indifférence des pouvoirs publics. «Qui donc est interpellé pour faire reculer cette corruption des moeurs à grande échelle, s’interrogeait le philosophe» ? Certes l’Etat ! Mais quid des autres acteurs sociaux et des citoyens eux-mêmes ? On aime bien opposer à l’Etat la Société civile là où il y a des budgets à gérer, des pouvoirs à exercer !
L’acte de Joe La Conscience rappelle précisément à la conscience de tous, le principe de responsabilité que le philosophe allemand Hans Jonas a développé dans un ouvrage éponyme en 1979 pour prévenir le risque d’autodestruction de l’humanité par un développement technique non maîtrisé. Il s’agit concrètement d’interdire, individuellement ou collectivement, tout ce qui tend à détruire les valeurs particulières qui fondent la dignité humaine.

Par Marcelin VOUNDA ETOA*
* Directeur des Editions CLE
Critique littéraire

 

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