Une si longue marche


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Les arts et la littérature sont considérés dans notre pays comme un supplément d’âme. Sans que l’on cherche à comprendre combien cette activité humaine ; où l’imaginaire peut se construire son monde, où l’émotion peut avoir sa rationalité et où l’histoire d’un peuple peut dire, grâce à des formes esthétiques, la puissance de tous les possibles d’une civilisation. En donnant aux arts la place d’un parent pauvre à qui on offre un simple gobelet d’eau, les pouvoirs publics camerounais ont pêché par insouciance ou alors par absence de conscience. Car, les œuvres d’art, tout comme ceux qui les produisent, sont un axe fondamental dans la construction de la mémoire collective, l’élaboration de valeurs partagées et la capacité d’une société à donner sa place à la subversion.

Les événements de la semaine ont été émouvants, mais d’inégale importance. Quelques-uns : le colloque sur l’enseignement des arts au Cameroun et la mort de deux érudits, deux esthètes, reposent la question de la place des arts et de l’esthétique dans la société camerounaise. La mort de deux esthètes : le Père Meinrad Hebga et Séverin Cécile Abega, doit réactiver la question capitale de l’enseignement des arts, la place et le sens qu’on leur doit. Car dans une société bouleversée, l’œuvre d’art reste le meilleur média pour construire les marqueurs d’identité. Parce que, faisant appel à la sensibilité, à l’affectivité, la relation subjective, à la sublimation qui sont autant de facteurs structurants de l’intelligence humaine et surtout des valeurs d’une
civilisation. Les Américains l’avaient si bien compris que pour développer leur hégémonie sur les autres civilisations du monde, ils prirent le cinéma comme instrument de diffusion de leurs fantasmes et représentation du monde pour les projeter sur le monde. L’Afrique, n’a, semble-t-il, jamais voulu prendre conscience de l’importance des arts. Et même si, de manière sibylline, le chef de l’Etat fit référence au caractère immémorial et intemporel de l’œuvre d’art, les politiques culturelles n’ont jamais esquissé, voire même effleuré, une vision du monde, une philosophie de l’art pour affirmer une certaine esthétique de la vie. Au moment où explose comme une bombe la douleur de la mort du Père Hebga, une dynamique est en marche et va prendre durant la période allant du 17 au 27 mars. La semaine de la francophonie va prendre un tour particulier au Cameroun, en choisissant de rendre compte des activités des entrepreneurs culturels et, surtout, en prolongeant une réflexion, pour donner corps à l’idée de la création dans les prochaines années d’un Institut des beaux-arts à Douala.
En somme, loin de prendre attache avec la langue et de lui donner des ressorts qu’elle ne peut plus avoir en Afrique, les promoteurs de la francophonie vont utiliser l’espace, cet aire ”géographique qui a en commun l’usage du français” qui définit des lieux d’élaboration du politique pour panser les plaies qui font mal à la culture camerounaise et à ses modes d’expression.

Ainsi, pendant une semaine, des experts, plasticiens, historiens de l’art, mécènes, amoureux de l’art et enseignants vont plancher sur un défi : construire un Institut pour l’enseignement des beaux-arts à Douala, entendu comme enseignements des arts plastiques et visuels, des arts de la scène ( théâtre, musique et danse), de l’architecture et de l’urbanisme, de l’histoire de l’art, de l’anthropologie des arts et de leurs formes distinctives, leurs significations du point de vue des civilisations nègres, la sémiologie des arts et leur historiographie et, enfin, les technologies de production des œuvres d’art : photo, vidéo, cinéma . En s’appuyant sur une expérience riche de mille couleurs, de plusieurs palettes et, surtout, des acteurs décidés à en découdre avec l’approximation. Au cours de cette semaine, on découvrira la richesse de ces cycles de formation qui s’inspirent de la tradition des disciples, du compagnonnage, de l’autorégulation initiée par des artistes comme Goddy Leye, M’Boko La griffe et autres Koko Komogne, en même temps que l’on se rendra compte que les galeries d’art contemporain - comme Doual’Art, Bonapiiso Center Of The Arts ou Africré’art- plutôt que de se contenter de faire des exhibitions, vont donner matière à la réflexion, à l’observation et accompagner la formation des plasticiens. Cette situation particulière se retrouve au fond dans tous les domaines des arts. N’est-ce pas la même préoccupation qui a décidé depuis trois ans, un bassiste de renom, Aladji Touré, de mettre en place des master class ? Une initiative qui pose l’exigence de la création d’un conservatoire, mais aussi d’un Institut des beaux-arts ? N’est-ce pas le sens de toutes ces initiatives où l’on s’est rendu compte que la transmission des savoirs et leur organisation sont indispensables à toute construction sociale et identitaire. Cette esthétique a façonné l’œuvre des défunts : Hebga et Séverin Cécile Abega ? Pionniers, les deux hommes avaient pensé théoriser sur l’esthétique avant de s’impliquer, comme ce fut le cas pour Séverin Cécile Abega à l’écriture d’une oeuvre d’art. Ses contemporains savent combien il fut utile et de quelle qualité fut son travail ? Comme en témoignent ces deux extraits, expression d’une prospective qui donne la dimension de l’apport d’un savant iconoclaste : Séverin Cécile Abega. François Bingono-Bingono se rappelle : “ J’ai fait la rencontre de Séverin Cécile Abega en 1980 lorsque je m’inscris à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’université de Yaoundé, pour faire des études de l’art théâtral. Ecrivain de renom à cette époque-là, était très intéressé à la dramaturgie, mais n’avait pas encore trouvé des personnes habilitées à monter ses textes. C’est au théâtre universitaire où il va participer à 70% à l’écriture de ”Meyong Meyeme au royaume des morts”, que nos accointances voient le jour. D’ailleurs, l’un de mes enfants porte son nom. Une preuve de l’amitié qui nous lie. Il a été plus tard l’inspirateur des textes que ma troupe Alabado Théâtre met en scène ”. Jean Warnier : “ La longue marche de la modernité africaine à laquelle participent les intellectuels africains, et sur laquelle Jean Copans attira l’attention des africanistes en 1990 ne semble pas près de prendre fin et de déboucher sur leur participation au débat public à la mesure de leurs compétences et de leurs engagements. Dans un pays aussi politiquement sinistré que le Cameroun, deux universitaires, l’un, Séverin Cécile Abega, parviennent à publier sur place, avec les moyens locaux, des livres qui s’inscrivent dans les débats publics qui agitent leur pays et l’Afrique autour des questions de lutte contre la pauvreté, de patrimonialisation de la tradition, de dynamiques nationales et identitaires. Publié aux Éditions Clé (protestantes) à Yaoundé, Société civile et réduction de la pauvreté dénonce la sclérose des écrits africains consacrés au procès de la colonisation et la stérilité des débats sur le “ développement ”. Au fil de ses cinq chapitres, le livre, remarquablement documenté (l’index des sigles et abréviations compte 133 entrées qui désignent les acteurs concernés), explore une à une les dimensions de la confrontation entre une société civile embryonnaire, un État à la dérive et une nation qui se cherche depuis plus de cent ans ”. Une nation qui se cherche depuis cent ans. Et sans doute plus. Une nation qui vibre pourtant sous un tel fourmillement artistique tel qu’elle ne peut pas sombrer.

Si seulement elle voulait s’en donner la peine, en laissant aux beaux-arts la place qui leur revient. Et si, enfin, elle avait conscience que cette sensibilité que la diffusion et la consommation d’une oeuvre d’art produisent, cette rencontre inattendue, comme l’écrivit Malraux, est un élément stratégique fondamental dans la construction d’une Nation. Le monopole coercitif exercé par Ahidjo, puis Biya par la suite, pour soumettre les citoyens a été un échec. Le droit de dire et de rêver, le désir de croire à d’autres futurs, tout cela est possible, avec ce mouvement que l’on sent : ces intellectuels qui fabriquent de nouveaux concepts et pensent par d’autres paradigmes, comme Séverin Cécile Abega et Meinraæd Hebga, ces tableaux que l’on expose, ces musiques que l’on écoute, ces auteurs que l’on lit, qui bâtissent un ailleurs futile et utile pour que change le quotidien. L’actualité a eu des soubresauts dont les mouvements sont restés paralysés par ces quotidiens sans des lendemains qui chantent et dont les espèces sonnantes et trébuchantes manquent à l’appel, pour faire sourire les familles. Mais, il y a ces événements qui n’ont pas l’air de compter et qui, pourtant, s’inscrivent de manière subliminale dans l’inconscient. Subrepticement, ils instillent en vous le sens du beau, le goût de l’esthétique. Avec finesse, ils vous font découvrir, au détour d’une émotion, votre sensibilité, votre puissance d’évocation. Comme des moments de paix, c’est vraiment une si longue marche !

Suzanne Kala-Lobé

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