" De la médiocrité à l'excellence a donné le ton de ma préoccupation pour le concret, le quotidien, la vie de tous les jours, de préférence à toute prétention doctrinaire"*.
Entretien avec Emile Kenmogne, Dr en philosophie, Université de Douala.
Pr Njoh-Mouellé, c'est à 32 ans, en 1970, que vous publiez aux éditions CLE De la médiocrité à l'excellence. Essai sur la signification humaine du développement. Ce livre paraît 3 ans après votre thèse de 3e cycle et 11 ans avant la thèse d'Etat. N'est-ce pas à cet égard une œuvre de jeunesse ?Puisque la référence est faite à mon âge au moment de sa sortie de presse, dire que c'est une œuvre de jeunesse n'est pas faux.
Paradoxalement, ce texte de jeunesse se présente aujourd'hui comme votre maître ouvrage. En effet, son spectre hante vos postures, vos discours et tous vos écrits postérieurs. Il n'est pas jusqu'au plus récent livre, Discours sur la vie quotidienne, (Afrédit, 2007), qui ne se réfère explicitement, et en l'occurrence six fois de suite, à De la médiocrité à l'excellence. Quel est le message fort de ce texte ? Qu'est-ce qui fait qu'il dure, résiste au temps qui passe au point de s'imposer maintenant à des jeunes de classe de terminale à qui il n'était pas a priori destiné ?
Si les écrits postérieurs se réfèrent à ce texte c'est chaque fois pour montrer qu'il n'y a pas eu, entre temps, un changement de cap. Mais ce n'est pas pour ôter aux textes qui ont suivi, leurs particularités propres. Il y a des textes qui sont moins lus, tel celui intitulé "Développer la richesse humaine", publié en 1975, les textes publiés dans la série des trois Jalons, les six essais que j'ai regroupés sous l'intitulé éponyme "La philosophie est-elle inutile?",tous parus aux éditions CLE à Yaoundé, etc. Dans ce dernier ouvrage, j'accorde une grande importance au développement fait sur le temps de la production et le temps vécu. Un texte dans lequel je m'emploie à relativiser l'affirmation selon laquelle l'Africain n'aurait pas la notion de temps. Mais on n'en parle pas beaucoup. Ce fut d'abord une conférence non écrite et donnée devant un public jeune à Obala en 1994, et que mes anciens étudiants m'ont demandé de consigner par écrit. Dans ce même ouvrage il y a un texte sur l'Art, la science et la question de l'utilité, lui-même faisant penser à cet autre contenu dans Jalons III et intitulé "La place de l'intérêt pour le beau dans la création artistique negro-africaine ". Comment laisser de côté le texte intitulé " La double vie spirituelle des chrétiens bantous " ? Je ne peux pas tout énumérer. Mon souci en répondant à votre question sur la place du tout premier essai sorti de mes cogitations est de montrer que peut-être serait-il l'arbre qui cache la forêt ? Vous me demandez de dire pourquoi il dure et résiste au temps. La réponse est toute simple. Il a donné le ton de ma préoccupation pour le concret, le quotidien, la vie de tous les jours, de préférence à toute prétention doctrinaire. Les analyses qui y sont contenues concernent une société qui n'a pas bougé depuis 1970, qu'il s'agisse des difficultés de développement, de la mentalité magique, de la crise des valeurs traditionnelles, des préoccupations de bonheur, de richesse, de liberté, etc. Comment voulez-vous qu'il soit dépassé, étant donné qu'il se situe à un niveau d'analyse qui se veut universel tout en prenant appui sur l'environnement africain?
Dans le fond, ce livre dessine en creux les misères et les errements de la vie de l'homme qui ne se soumet pas aux exigences du rationnel et du raisonnable, se montrant par là inapte à indiquer ou à comprendre le sens que doit prendre pour l'humain la notion de développement. Cela va sans dire, beaucoup de lecteurs n'ont pas compris votre démarche et estiment qu'une recette ou une stratégie de développement était plus utile pour l'Afrique sous-développée que sa signification humaine. Avez-vous un argument nouveau qui montre à la lumière des faits actuels ou des théories nouvelles la pertinence de votre orientation ?
Ceux qui n'ont pas vite compris le sens de l'orientation qui est restée la mienne sont ceux qui confondent philosophie et idéologie. Ils n'adoptent pas suffisamment l'optique de l'analyste - philosophe. C'est surtout le fait de ceux qui n'ont pas eu l'habitude de lire des philosophes et qui, au lendemain des indépendances et même avant les indépendances de nos pays, pendant la phase de conquête, avaient fini par considérer que les discours politiques des militants des indépendances étaient des discours philosophiques. Il y a eu un mélange effrayant à ce sujet. Je voudrais seulement rappeler que le philosophe Kwame Nkrumah a éprouvé la nécessité d'écrire, à côté du " Consciencisme ", texte hautement philosophique, l'Afrique doit s'unir, texte éminemment politique.
La perspective idéaliste de votre orientation basée sur l'approche dualiste et linéaire selon laquelle l'esprit doit remorquer la matière n'est-elle pas à relativiser en 2007, à la lumière du paradigme de la complexité et du principe de la causalité en boucle ?
Ce n'est pas nouveau, ce que vous appelez la causalité en boucle. C'est ce qui s'appelle aussi causalité de type organique. Mais cette forme de causalité n'empêche pas que l'esprit soit l'esprit et la matière la matière. Dire que c'est l'esprit qui doit remorquer la matière et non l'inverse ne devrait subir aucune difficulté survenant du fait par exemple qu'il existe plusieurs degrés de liberté ou plusieurs formes d'énergies se convertissant les unes dans les autres. Qui dit plusieurs degrés de liberté dit aussi plusieurs degrés de conscience. C'est-à-dire aussi plusieurs degrés d'ignorance et d'analphabétismes ! Il ne viendrait à l'esprit de personne de prôner l'ignorance ou l'inconscience ou l'analphabétisme ! Si c'est cela être idéaliste, alors je le demeure sans crainte.
Si l'on écrit en priorité pour soi-même, le livre, une fois publié, n'appartient plus à l'auteur : c'est une "bouteille à la mer". L'auteur n'en détient pas plus le sens prescriptible à toute lecture. Le livre échoue alors dans la sémiotique libéralisée. Bref, si l'auteur est seul à écrire, il n'est pas seul à comprendre. Ce constat est-il à déplorer ?
Mais bien sûr que non. C'est pourquoi je pouvais m'étonner que vous me demandiez, à moi l'auteur, de vous dire à quoi serait dû le succès de "De la médiocrité à l'excellence"! C'est aux lecteurs de le dire. L'auteur ne saurait être à la fois lui-même et son propre critique. Et c'est heureux que les choses soient ainsi.
Quel jugement portez-vous aujourd'hui sur l'accueil et la réception de votre maître ouvrage par le monde ?
Je souhaite que le tout récent "Discours sur la vie quotidienne" rencontre le même succès. C'est déjà un peu le cas au niveau du microcosme camerounais où il et très demandé. Pour revenir à l'Essai sur la signification humaine du développement, intitulé De la médiocrité à l'excellence " je ne peux qu'être heureux du bon accueil qu'il a reçu de par le monde et en particulier en Afrique. Vous l'avez appelé œuvre de jeunesse ; et le fait est que la créativité est plus féconde pendant la jeunesse qu'une fois l'âge mûr atteint voire dépassé. La spontanéité de la créativité jeune le cède plus tard à la rigueur et à la persévérance dans le travail. C'est dans ce sens que j'exhorte la jeunesse à s'orienter.
* Tles Générale et Technique





